"Il y a donc une nouvelle relation qui voit le jour dans un triangle de trois composantes étroitement liées : les conflits armés, le bâti et le langage théorique conçu pour les conceptualiser."
Le 6 avril dernier, Pico publiait cet article sur Archiact. Depuis, j'ai trouvé une page en français dans laquelle figurait un article d'Eyal Weizman, architecte israélien s'étant distingué en dirigeant le livre Une occupation civile qui fera sans doute l'objet d'un prochain post.
L'article est un peu long mais ô combien intéressant. Lorsqu'Aviv Kochavi parle on croirait entendre Matta Clark alors qu'il s'agit d'un général israélien et que les immeubles découpés sont habités par la population palestinienne...
Cette forme de mouvement relève d’une tactique que l’armée désigne, selon des métaphores empruntées aux comportements collectifs du monde animal, comme l’essaimage ou l’« infestation ». Parce qu’elle consiste à se déplacer à travers des bâtiments privés, cette manœuvre transforme l’intérieur en extérieur et les espaces privés en voies de communication. Les combats se sont déroulés dans des salons à moitié démolis, des chambres à coucher et des couloirs des habitats précaires des réfugiés, où la télévision pouvait très bien continuer d’émettre et la casserole demeurer sur le feu. Au lieu d’obéir aux démarcations spatiales conventionnelles, le mouvement des troupes devenait constructeur d’espace et l’espace se constituait comme un événement. Ce n’était pas l’ordre de l’espace qui commandait les motifs du mouvement mais le mouvement qui produisait et pratiquait l’espace autour de lui. Le mouvement à trois dimensions, à travers les murs, les plafonds et les planchers, à travers le volume urbain, réinterprétait, court-circuitait et recomposait à la fois les syntaxes architecturales et urbaines. La tactique consistant à « passer à travers les murs » impliquait une conception de la ville non seulement en tant que site, mais à proprement parler en tant que médium de la guerre - une matière flexible, quasi liquide, constamment contingente, en état de flux permanent.
Selon le géographe Stephen Graham, un vaste « champ intellectuel » international, ce qu’il a appelé un « monde fantôme d’instituts et de centres de formation en recherche militaire urbaine », s’est mis en place depuis la fin de la guerre froide afin de repenser les opérations militaires en territoire urbain [1]. Le réseau en expansion de ces « mondes fantômes » compte des écoles, des instituts de recherche urbaine, des centres de formation, ainsi que des procédés pour l’échange de savoir interarmées tels que des congrès, des ateliers et des exercices d’entraînement interalliés. Afin de comprendre la vie urbaine, les soldats - les praticiens urbains d’aujourd’hui - suivent des cours intensifs pour maîtriser des matières telles que l’infrastructure urbaine, l’analyse des systèmes complexes, la stabilité structurelle, les techniques de construction, et recourent également à une grande variété de théories et de méthodes élaborées dans les sphères universitaires civiles contemporaines. Il y a donc une nouvelle relation qui voit le jour dans un triangle de trois composantes étroitement liées : les conflits armés, le bâti et le langage théorique conçu pour les conceptualiser.
En suivant les tendances mondiales durant la dernière décennie, l’armée israélienne a établi plusieurs instituts et comités d’experts à différents niveaux du commandement et leur a demandé de re-conceptualiser des réponses organisationnelles, tactiques et stratégiques, aux opérations policières brutales qui ont pris le nom de guerres « sales » ou de « basse intensité ». Elles comprenaient en particulier l’Operational Theory Research Institute (OTRI) établi en 1996 et l’« Alternative Team » [2] établi in 2003. Ces instituts étaient composés non seulement d’officiers mais aussi d’universitaires civils et d’experts en technologie. Deux des principales figures affiliées à ces instituts - le général de réserve Shimon Naveh, directeur de l’OTRI, et le général Aviv Kochavi - sont longuement cités dans les pages qui suivent.
Géométrie urbaine inverse
La tactique qui consiste à « passer à travers les murs » a été développée, non pas en réponse à des influences théoriques, mais comme une manière de pénétrer des camps de réfugiés impénétrables jusqu’alors. Aviv Kochavi, qui commandait alors la brigade de parachutistes, expliquait le principe qui avait guidé l’attaque du camp de réfugiés de Balata et la casbah (vieille ville) adjacente de Naplouse.
« L’espace que vous regardez, cette pièce que vous regardez, n’est rien d’autre que l’interprétation que vous vous en faites. Vous pouvez repousser les frontières de votre interprétation, mais pas sans limites ; après tout, elle est forcément contrainte par des éléments physiques, étant donné qu’elle contient des bâtiments et des ruelles. La question est alors : comment interprétez-vous la ruelle ? Interprétez-vous la ruelle comme un lieu à traverser, comme le fait tout architecte et tout urbaniste, ou interprétez-vous la ruelle comme un lieu qui interdit la traversée ? Tout dépend de l’interprétation. Nous avons interprété la ruelle comme un lieu qui interdit la traversée, et la porte comme un lieu qui interdit le passage, et la fenêtre comme un lieu qui interdit le regard ver l’extérieur, parce qu’une arme nous attend dans la ruelle et un engin piégé nous attend derrière la porte. Ceci parce que l’ennemi a de l’espace une interprétation traditionnelle, classique, et je ne veux pas obéir à cette interprétation et me laisser avoir par ses pièges. Je veux le prendre par surprise ! C’est l’essence de la guerre. Il faut que je gagne. Il faut que je surgisse d’un endroit inattendu. Et c’est ce que nous avons essayé de faire. »
« C’est pourquoi nous avons adopté la méthode qui consiste à passer à travers les murs... Comme un ver qui mange pour avancer, surgissant à certains points pour disparaître à nouveau. Nous nous déplacions ainsi depuis l’intérieur des habitations vers leur extérieur d’une manière surprenante et dans des endroits où nous n’étions pas attendus, arrivant par-derrière et frappant l’ennemi qui nous attendait au tournant... J’ai dit à mes hommes : « Les amis, peu importe ce que vous en pensez, il n’est pas question de choix. Il n’y a pas d’autre moyen de se déplacer. Si vous avez été habitués jusqu’ici à suivre des routes et des trottoirs, oubliez tout ça. À partir de maintenant, on marche à travers les murs ! » [3]
Si le fait de se déplacer à travers les murs est conçu par l’armée comme une réponse « humaine » à la destruction gratuite de la guerre urbaine traditionnelle, et comme une alternative « élégante » à la destruction urbaine à la Jénine, c’est parce que les dégâts qu’elle provoque sont souvent cachés à l’intérieur des habitations. La pénétration inattendue de la guerre dans le domaine privé du domicile a été vécue par les civils en Palestine, comme en Irak, comme la forme la plus profonde de traumatisme et d’humiliation. Comme les guérilleros palestiniens manœuvraient eux aussi à travers les murs et via des ouvertures pré-planifiées, la plupart des combats se sont déroulés chez des particuliers. Certains bâtiments étaient de véritables gâteaux fourrés, des soldats israéliens se retrouvant parfois au-dessus et en dessous d’un étage où des Palestiniens étaient pris au piège.
La guerre en milieu urbain dépend de plus en plus de technologies mises au point dans le but de « démurer le mur », selon l’expression de Gordon Matta-Clark. En complément des tactiques militaires qui supposent de casser physiquement et de passer à travers les murs, de nouvelles méthodes ont été élaborées qui permettent aux soldats non seulement de voir, mais aussi de tirer à travers les murs. L’entreprise israélienne Camero a mis au point un imageur portable qui combine l’imageur pour caméra thermique avec un radar à très large bande, qui, à la manière des équipements à ultra-sons que l’on trouve dans les maternités, permet d’observer en trois dimensions des traces de vie dissimulées [4]. Aux armes qui fonctionnent avec des munitions au standard 5,56 mm de l’OTAN s’ajoutent d’autres armes qui fonctionnent avec des balles 7,62 mm, qui permettent de pénétrer la pierre, le bois et la brique, sans beaucoup de déviation de la balle. Des instruments de « transparence littérale » sont les principaux composants dans la recherche qui vise à produire un monde militaire imaginaire et fantomatique (ou de jeu vidéo), de fluidité sans bornes, au sein duquel l’espace de la ville devient navigable tout autant qu’un océan. En s’efforçant de voir ce qui est caché derrière des murs, à se déplacer et à propulser des munitions à travers eux, l’armée paraît avoir porté les technologies contemporaines - justifiées par des théories (presque) contemporaines - à un niveau métaphysique, cherchant à se déplacer au-delà de l’ici et maintenant de la réalité physique, en fusionnant le temps et l’espace.
L’académie du combat de rue
Le général de réserve Shimon Naveh occupait jusqu’en mi 2006 le poste de co-directeur de l’Operational Theory Resarch Institute. Dans un entretien qu’il m’a accordé, Naveh revenait sur les visées de l’institut. « L’[opération] de Jénine a été un échec total pour l’armée israélienne, les dégâts que cette destruction a provoqués dans l’armée israélienne sont plus importants que ceux qu’elle a provoqués chez les Palestiniens [sic]. Elle était placée sous le commandement d’officiers extrêmement inexpérimentés qui ont été pris de panique, c’est tout. Ils ont simplement arrêté de réfléchir. » Il laissait entendre que l’armée israélienne devait continuer de développer le type d’approche employé à Naplouse et à Balata. Il voyait son travail comme une manière de « rendre les actions de l’armée israélienne plus efficaces, plus intelligentes... et donc plus humaines. » En ce qui concerne les références théoriques auxquelles recourt l’institut, il répond : « On lit Christopher Alexander... Vous vous rendez compte ! On lit John Forester... On lit Gregory Bateson, on lit Clifford Geertz. Je ne parle pas que de moi, mais de tous nos soldats, tous nos officiers, ils planchent tous sur ce genre de livres. Nous avons fondé une école et mis au point un programme destiné à former des ‘architectes opérationnels’ ».
Au cours d’une conférence à laquelle j’ai assisté, Shimon Naveh a présenté un diagramme qui ressemblait à un « carré logique » traçant un dispositif de relations entre certaines propositions relatives à l’armée et aux opérations de guérilla. On y trouvait des indications empruntées au vocabulaire de Gilles Deleuze et Félix Guattari, telles que « Différence et répétition. La dialectique de la structuration et de la structure » ; « Opposants amorphes » ; « Manœuvre fractale. Raids par frappes » ; « Vitesse vs. rythme » ; « Machine de guerre wahhabite » ; « Anarchistes postmodernes » ; « Terroristes nomades », etc.
« Pourquoi Deleuze et Guattari ? » J’ai posé la question à Shimon Naveh : « On s’est beaucoup servi de plusieurs concepts qu’on a trouvés dans Mille Plateaux. [...] Ils nous ont permis de rendre compte de situations contemporaines dont nous n’aurions pas pu rendre compte autrement. Ça nous a permis de problématiser nos conceptions. [...] Le plus important était la distinction qu’ils opèrent entre les concepts d’espace « lisse » et « strié » [...] qui renvoient également aux concepts organisationnels de « machine de guerre » et d’« appareil d’État » [...]. Nous utilisons souvent aujourd’hui l’expression « lisser l’espace » dans l’armée israélienne pour évoquer la manière d’opérer dans un espace comme s’il était dépourvu de frontières. Nous essayons de produire l’espace organisationnel de telle manière que les frontières ne nous affectent pas. Les zones palestiniennes pourraient bien être conçues comme « striées », dans la mesure où elles sont entourées de clôtures : des murs, des fossés, des barrages routiers, etc. Nous voulons affronter l’espace « strié » de la pratique militaire traditionnelle, aujourd’hui périmé, à partir de cette dimension « lisse » qui autorise un déplacement dans l’espace, qui traverse tout type de barrières et de frontières. Au lieu de circonscrire et d’organiser nos forces en fonction des frontières existantes, nous voulons nous déplacer, les traverser. »
Shimon Naveh a fini récemment de traduire en hébreu quelques articles de Bernard Tschumi tirés du recueil américain Architecture and Disjunction. À ces perspectives théoriques, Naveh ajoute des éléments aujourd’hui classiques en urbanisme comme les pratiques situationnistes de la dérive et du détournement. Ces idées ont été conçues comme faisant partie d’une approche générale destinée à remettre en cause la construction hiérarchisée de la ville capitaliste. Elles visaient à casser les distinctions entre public et privé, intérieur et extérieur, usage et fonction, à remplacer l’espace privé par une surface publique « sans frontières ». Shimon Naveh s’est référé également aux travaux de Georges Bataille, animé lui aussi du désir d’attaquer l’architecture : son appel aux armes visait à mettre en pièces le rationalisme rigide qui prédominait après-guerre, à échapper à la « camisole architecturale » et à libérer les désirs opprimés.
Ces idées et tactiques témoignaient d’une crise de confiance généralisée dans la capacité des structures étatiques à protéger ou à étendre la démocratie. La micropolitique non étatiste de l’époque représentait sous bien des aspects une tentative pour constituer une guérilla mentale et affective aux niveaux intimes du corps, de la sexualité et de l’intersubjectivité. Il s’agissait de créer un individu chez qui les questions d’ordre personnel devenaient politiques et subversives. Ces positions théoriques offraient une stratégie de retrait vis-à-vis de l’appareil d’État formel dans le domaine privé. Alors que ces tactiques étaient conçues pour transgresser l’« ordre bourgeois » établi de la ville, avec l’élément architectural que constitue le mur - domestique, urbain ou politique - projeté comme l’incarnation de la répression sociale ou politique, dans les mains de l’armée israélienne, les tactiques inspirées par ces penseurs ont été projetées comme base de l’attaque d’une ville « ennemie ». L’étude des sciences humaines - que l’on prend souvent pour une arme puissante contre l’impérialisme - a été appropriée ici en tant qu’outil puissant du pouvoir colonial lui-même.
Tout ceci n’est pas indiqué ici pour mettre ce corpus théorique en accusation, pas plus que ses auteurs ou la pureté de leurs intentions, ou pour promouvoir une approche anti-théorique, mais dans le souci d’attirer l’attention sur la possibilité, comme le suggérait Herbert Marcuse, qu’à mesure que s’accroît l’intégration entre divers aspects de la société, « la contradiction et la critique » peuvent se trouver également subsumées, et devenir des instruments au service du pouvoir hégémonique - ce qui revient ici à mettre la théorie post-structuraliste et même postcoloniale au service de l’État colonial [5].
Essaimage
Si l’on en croit Naveh, « l’essaimage » a compté parmi les catégories centrales dans la conception des nouvelles opérations urbaines de l’armée israélienne. Cela renvoie à une action coordonnée entreprise par une forme d’organisation en réseau dont les unités séparées opèrent de manière semi autonome mais en synergie générale avec toutes les autres. Les théoriciens de la RAND corporation, à qui l’on attribue la popularisation des implications militaires du terme, David Ronfelt et John Arquilla, soutiennent que l’essaimage a vu le jour dans les guerres entre tribus nomades, avant d’être repris aujourd’hui par différentes organisations qui couvrent tout le spectre des conflits politiques et sociaux - terroristes et organisations de guérilla, mafias et activistes sociaux non violents [6].
Au cours de notre entretien, Kochavi revenait sur la manière dont l’armée israélienne percevait et employait le concept : « Une armée d’État qui affronte un ennemi disséminé, des bandes en réseau, sans organisation rigide [...] doit se déprendre des vieilles conceptions de lignes droites, d’alignement des unités, des régiments et des bataillons, [...] et devenir elle-même beaucoup plus diffuse et disséminée, flexible comme un essaim. [...] En fait, elle doit se régler sur l’aptitude à la furtivité de l’ennemi. [...] L’essaimage, tel que je le comprends, correspond à l’arrivée simultanée vers une cible d’un grand nombre de nœuds - si possible de 360 degrés - [...] qui alors se rassemblent et se dispersent à nouveau. » D’après Gal Hil, l’essaimage crée un « ‘bourdonnement’ bruyant » qui rend très difficile pour l’ennemi de savoir où se trouve l’armée et dans quel sens elle se déplace. » [7]
L’hypothèse du conflit de basse intensité, telle que la formulent Arquilla et Ronfeld, est « que seul un réseau peut combattre un réseau » [8]. Un combat en milieu urbain n’est donc pas l’action d’une force vive sur une masse morte, mais la collision de deux réseaux [9]. À mesure qu’elles s’adaptent, s’imitent et apprennent l’une de l’autre, l’armée et la guérilla entrent dans un cycle de « co-évolution ». Les capacités militaires évoluent en relation avec la résistance, qui évolue elle-même en relation avec les transformations de la pratique de l’armée. Les déclarations relatives à une crise des relations hiérarchiques dans les armées contemporaines sont pourtant très largement exagérées. Au-delà du discours de l’« auto-organisation » et de l’aplanissement de la hiérarchie, les réseaux militaires reposent largement sur les hiérarchies institutionnelles traditionnelles.
L’essaimage non linéaire s’inscrit dans les visées très tactiques d’un système fondamentalement hiérarchique [10]. S’il est possible de mettre en œuvre la non-linéarité dans l’espace, c’est parce qu’Israël garde le contrôle sur l’ensemble des lignes de ravitaillement - les routes à l’intérieur de la Cisjordanie et celles qui la relient à ses larges bases à l’intérieur d’Israël en tant que tel, mais aussi la multiplicité de barrières linéaires qu’il a construites tout autour de lui. En outre, l’« essaimage » et le « passage à travers les murs » réussissent quand l’ennemi est relativement faible et désorganisé, sans capacité de coordonner la résistance, et particulièrement quand l’équilibre entre la technologie, la formation et la puissance militaire penche incontestablement du côté de l’armée.
Les années passées à combattre avec succès les fragiles organisations palestiniennes permettent sans doute de comprendre l’incompétence dont les soldats israéliens ont fait preuve lorsqu’ils se sont retrouvés confrontés au Liban, en 2006, aux combattants plus forts, mieux équipés et mieux préparés du Hezbollah. Il se trouve que les deux officiers les plus impliqués dans les événements à Gaza et au Liban à l’été 2006, Aviv Kochavi (commandant de la division de Gaza) et Gal Hirsch (commandant de la 91e division Galilée) étaient l’un et l’autre diplômés de l’OTRI de l’armée israélienne et qu’ils avaient pris part à l’attaque de Naplouse et Balata en 2002. Kochavi, qui a dirigé l’attaque de Gaza durant l’été 2006, s’est tenu à son langage obscur : « nous visons à créer le chaos chez les Palestiniens, à sauter d’un endroit à l’autre, à quitter la zone et à y retourner [...] nous allons utiliser tous les atouts que procure le ‘raid’ par rapport à l’’occupation’ » [11].
Au Liban, Hirsch réclamait « des raids plutôt qu’une occupation », et il ordonnait aux bataillons nouvellement rattachés à son commandement, et peu habitués au langage qu’il avait acquis à l’OTRI, d’« essaimer » et d’« infester » telle ou telle zone. Les officiers placés sous ses ordres ne paraissaient pas bien comprendre ce que cela pouvait bien vouloir dire. Hirsch a été critiqué par la suite pour son arrogance, son intellectualisme et son décalage. En revenant sur les résultats, Naveh a bien voulu le reconnaître dans les médias grand public : « La guerre au Liban a été un échec et j’y ai largement contribué. Ce que j’ai apporté à l’armée israélienne s’est soldé par un échec. » [12]
Le chaos était en effet du côté israélien. Le feu continu et le bombardement par une armée israélienne de plus en plus frustrée s’est traduit progressivement, dans un nombre croissant de villages et de quartiers, par une topographie acérée de verre et de béton cassé, un foisonnement de barres métalliques tordues. Dans ce paysage lunaire, les collines de décombres étaient criblées de creux, de chambres enfouies, qui offraient paradoxalement davantage de caches pour la guérilla. Les combattants du Hezbollah, qui pour leur part essaimaient réellement à travers et entre les décombres et les détritus des guerres, utilisant parfois un système invisible de tunnels, étudiaient la manœuvre des soldats israéliens, et les attaquaient avec des armes anti-chars au moment même où ils entraient, s’organisaient et se déplaçaient à l’intérieur des habitations libanaises comme ils avaient pris l’habitude de le faire dans les villes et les camps de réfugiés de la Cisjordanie.
Théorie meurtrière
Les origines de la terminologie du non-linéaire et du réseau se trouvent dans un discours militaire qui a vu le jour au lendemain de la seconde guerre mondiale, et elle a contribué de manière décisive à la conception en 1982 de la doctrine militaire américaine de l’Air-Land Battle (le combat air-sol) qui plaçait l’accent sur la coopération inter-services et le choix de viser l’ennemi dans ses goulets d’étranglement - ponts, quartiers généraux et lignes de ravitaillement - en vue de le déstabiliser. Il s’agissait au départ de contrôler l’invasion soviétique en l’Europe de l’Est et elle a trouvé sa première application, en 1991, dans la guerre du Golfe. Le fil s’est accéléré pour conduire à la Network Centric Doctrine (doctrine centrée sur le réseau) qui conceptualise le champ des opérations militaires comme des systèmes en réseau disséminés, reliés par la technologie de l’information qui parcourt tout le spectre opérationnel.
Ce type de transformation, promu par des néo-conservateurs comme Donald Rumsfeld, a rencontré de vives oppositions au sein de l’armée américaine. Cette opposition s’est récemment accrue dans le contexte des échecs militaires américains en Irak. De la même manière, depuis le début des années 1990, l’armée israélienne est traversée de conflits institutionnels dans le cadre de ces transformations. Dans cette situation conflictuelle, un langage inattendu, fondé sur la théorie post-structuraliste, a été utilisé pour formuler la critique du système en place, pour plaider en faveur de transformations et pour appeler à poursuivre la réorganisation. Comme l’explique Naveh : « Nous utilisons la théorie critique avant tout pour critiquer l’institution militaire elle-même - ses fondations conceptuelles lourdes et figées. »
L’un des conflits internes au sein de l’armée israélienne, qui portait autant sur les concepts que sur le fonctionnement hiérarchique, a été formulé dans le cadre du débat qui a suivi la fermeture de l’OTRI au printemps 2006 et la suspension controversée de Naveh et du co-directeur Dov Tamari. Cela s’est produit dans le contexte du renouvellement des postes et du remplacement du chef d’état-major Moshe Ya’alon par son rival Dan Halutz [13]. Après le démantèlement de l’OTRI, Halutz a mis en place un institut alternatif pour la « pensée opérationnelle » qui était fondé sur le modèle d’un département analogue que Halutz avait mis en place au sein de l’armée de l’air. Naveh a vu dans son renvoi « un coup porté à l’OTRI et à la théorie. »
Le débat dans l’armée a eu des répercussions politiques. Naveh et la plupart de ses anciens collègues de l’OTRI ont soutenu le retrait israélien de la bande de Gaza, ainsi que le retrait du Liban sud avant sa mise en œuvre effective en 2000. Il est également favorable au retrait de la Cisjordanie. En fait, sa position politique correspond à ce que l’on appelle en Israël la « gauche sioniste ». Il a voté tour à tour pour le Parti travailliste et le Meretz. De la même manière, Kochavi a accepté avec enthousiasme de prendre le commandement des opérations militaires destinées à l’évacuation et à la destruction des colonies à Gaza et, mis à part les atrocités dont on l’accuse à Gaza, il reste considéré comme un officier « de gauche ». Selon Naveh, le paradigme opérationnel d’Israël devrait chercher à remplacer la présence dans les zones occupées par la capacité de se déplacer à travers elles, et d’y produire ce qu’il a appelé des « effets », qui sont « des opérations militaires telles que des attaques aériennes ou des raids [...] qui affectent l’ennemi sur les plans psychologique et organisationnel ». Les nouvelles tactiques visent le maintien absolu de la sécurité dans les zones palestiniennes évacuées, et leur développement a été vu en fait comme une condition préalable au retrait.
Pour l’armée israélienne, le retrait dépend de la capacité d’Israël à l’annuler dans des situations d’urgence qu’il peut lui-même définir. Cela détruit sans aucun doute une bonne part de ce qui est perçu comme la nature symétrique des frontières, telle que l’incarne l’iconographie du Mur en Cisjordanie, et toute la rhétorique diplomatique récente qui voudrait voir, dans ce qui reste de l’administration politique de l’autre côté du Mur (toute fragmentaire et lacunaire qu’elle puisse être), un État palestinien. Dans la même logique, Naveh soutenait que « quelle que soit la ligne sur laquelle ils [les décideurs politiques] puissent s’accorder, la clôture [le Mur] doit y figurer. D’accord là-dessus, mais à condition que je garde la possibilité de traverser cette clôture. Nous n’avons pas besoin d’être là-bas, nous avons besoin [...] d’y agir. [...] Le retrait n’est pas le dernier mot de l’histoire. » Sous cet aspect, le grand « mur de l’État » est envisagé dans les mêmes termes que le mur du domicile privé - comme un médium transparent et perméable qui pourrait permettre à l’armée israélienne de le traverser de manière « lisse ».
Une comparaison entre les attaques de 2002 sur Jénine et Naplouse permettrait de mettre en évidence le paradoxe qui rend l’effet d’ensemble des officiers de gauche encore plus destructeur. Un trou dans le mur a beau ne pas être aussi dévastateur que la destruction totale d’un domicile privé ; vu l’intensité de l’opposition locale et internationale, il est clair que si les forces d’occupation étaient incapables d’entrer dans les camps de réfugiés sans avoir à les détruire comme ils l’ont fait à Jénine, ils ne les attaqueraient sans doute pas, pas aussi souvent en tout cas qu’ils le font à présent, maintenant qu’ils ont trouvé l’outil pour le faire. Au lieu d’entrer dans un processus politique de négociation avec le Hamas, l’armée est en train de trouver une solution pour permettre au gouvernement d’éviter la politique.
Murs et lois
Dans la guerre de siège, l’ouverture d’une brèche dans le mur d’enceinte marquait la destruction de la souveraineté de la ville-État. L’« art » de la guerre de siège a toujours été lié à la géométrie des murs de la cité et au développement de technologies complexes pour s’en approcher et pour y percer des brèches. Aujourd’hui, les combats en milieu urbain ont de plus en plus à voir avec des méthodes qui permettent de transgresser les murs, les limitations incarnées par le mur du domicile privé. À cet égard, il pourrait être utile de penser aux murs (domestiques) de la ville dans les mêmes termes que l’on pense la muraille (civique) - comme les bords fonctionnels de la loi et comme la condition d’une vie urbaine démocratique.
Pour Hannah Arendt, la sphère politique de la cité grecque était garantie par ces deux types de murs (ou des « lois-murailles ») : le mur qui entoure la ville, qui définissait la zone du politique ; et le mur séparant l’espace privé de l’espace public, qui garantissait l’autonomie de la sphère domestique. « Sans elle [la loi-muraille], un domaine public ne pouvait pas davantage exister qu’un terrain sans palissade ; l’une abritait, entourait la vie politique comme l’autre hébergeait, protégeait la vie biologique de la famille. » [14]. L’ordre même de la ville repose ainsi sur le fantasme d’un mur stable, solide et fixé. En effet, le discours architectural tend pour sa part à voir les murs comme les donnés irréductibles de l’architecture. La pratique militaire consistant à « passer à travers les murs » - à l’échelle de la maison, de la ville ou de l’« État » - lie les propriétés physiques de la construction à cette syntaxe des ordres architecturaux, sociaux et politiques. De nouvelles technologies ont permis aux soldats de détecter des organismes vivants à travers les murs, et de faciliter leur capacité à passer et à ouvrir le feu à travers eux, et ainsi à interroger non seulement la matérialité du mur, mais bel et bien son concept.
Si le mur n’est plus physiquement ou conceptuellement solide, si la loi ne garantit plus l’impénétrabilité du mur, alors la syntaxe de l’espace fonctionnelle qu’il avait créée - la séparation de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public - s’effondre. Sans ces murs, si l’on suit toujours Arendt : « On aurait pu avoir une agglomération, une ville (asty) mais non pas une cité, une communauté politique. » [15] La distinction entre une cité, en tant que domaine politique, et une ville (ici, l’antithèse de la cité correspondrait au camp de réfugiés) est fondée sur la solidité conceptuelle des éléments qui protègent à la fois le domaine privé et le domaine public. L’observation bien connue d’Agamben s’inscrit dans le droit fil d’Arendt : dans les camps, « la cité et la maison sont devenues indistinctes. » [16] L’ouverture d’une brèche dans la frontière conceptuelle, visuelle et physique du mur expose de nouveaux domaines au pouvoir politique, et offre ainsi un diagramme physique au concept d’« état d’exception ».
Quand Kochavi soutient que « l’espace n’est rien d’autre qu’une interprétation », et que son mouvement à travers le tissu de la ville réinterprète les éléments architecturaux (murs, fenêtres et portes) ; quand Naveh soutient qu’il serait prêt à accepter n’importe quel type de frontière du moment qu’il peut passer au travers, ils utilisent une approche théorique transgressive pour suggérer que la guerre et le combat ne portent plus sur la destruction de l’espace mais d’abord sur sa « réorganisation ». Si un mur n’est rien d’autre que le signifiant d’un « mur », qui marque des échelles d’ordres politiques, le fait de « démurer le mur » devient aussi une forme de réécriture - un processus constant de dissolution - nourrie par de la théorie. Si le déplacement à travers les murs devient la méthode pour « réinterpréter l’espace », et si la nature de l’espace est « relative » à cette forme d’interprétation, est-ce que cette « ré-interprétation » peut tuer ?
Texte sur info-palestine.net
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